« La vérité est pareille à l'eau qui prend la forme du vase qui la contient ». Cette citation avisée est tirée de La Muqadima (1377), l’un des (très) nombreux ouvrages d’Ibn Khaldun (1332-1406). A l’exact opposé de son contemporain Ibn Battûta (1304-1368), Khaldun n’a jamais été considéré pour ce qu’il n’est pas. Au contraire, la richesse de son œuvre constitue même l’un des creusets fondateurs de la pensée mondiale tant il a défriché la politique, l’économie, inventant en passant les prémices de la sociologie. La renommée posthume de Battûta, homme instruit par son métier (juge), tient essentiellement à l’élaboration (par un tiers) de son guide du routard du XIVème siècle. Le scénario de l’écrivain Lofti Akalay (1943-2019) montre comment cet homme a pu être à la fois fascinant par son émerveillement constant, en même temps que très irritant par la place subalterne qu’il accorde aux femmes (son péché mignon) réduites à un accessoire sexuel sur commande.

Faire de lui le premier touriste n’a de sens qu’en considérant son parcours comme une promenade sans but dans le vaste monde. Si néanmoins la part descriptive de ses voyages (embellie voire "empruntée" à d’autres) devait justifier le qualificatif de touriste, alors Hérodote (480-425) tiendrait également une grande place dans ce classement. Lui qui a si bien décrit les peuples, les pays, les systèmes politiques qu’il visitait, sans compter les sept merveilles du monde. Pour bien distinguer la partie "arrangée" du récit de Battûta, Joël Alessandra utilise donc des croquis en noir et blanc. Le dessinateur, grand voyageur lui-même, se projette alors sans effort dans ce personnage. D’ailleurs les pages les plus réussies de l’album sont celles qui évoquent les carnets de voyage aquarellisés, comme ceux des peintres du XIXème siècle, en particulier ceux d'Eugène Delacroix. Les séquences de pure BD sont en revanche plus bancales dans leur construction graphique.