Scénario et dessin : Jordi Lafebre
Eva Rojas a 34 ans et est psychiatre. Mais elle est aussi un cas à part. Dans l'histoire précédente, elle avait confié au docteur Llop une affaire de meurtre. Lui aussi est psychiatre et son médecin traitant. Il s'avère qu'elle avait résolu l'affaire elle-même. Cette fois-ci, on la retrouve près d'un cadavre. Un néo-nazi gît la tête en bas dans le béton. L'inspecteur principal et son assistant, Garcia, comprennent rapidement de qui il s'agit, mais comme ils reconnaissent Eva, ils l'emmènent chez le docteur Llop. Là, comme dans l'histoire précédente, elle fait son rapport sur les événements de la semaine. Le club de football local lui demande de utretrouver l'un de ses jeunes joueurs vedettes, João dos Mundos. Il a disparu, mais comme il est son patient, le vice-président pense qu'elle peut et doit en savoir plus. Eva mène l'enquête, parvient à entrer chez João et découvre une photo de lui et d'une jeune femme. Il s'avère que cette femme a été assassinée peu de temps auparavant. Il s'agissait d'une prostituée, mais le rôle du jeune footballeur reste flou. On ignore également tout lien entre la disparition du jeune footballeur et le décès du néo-nazi. Dans un récit captivant, Eva raconte ce qui lui est arrivé et comment le jeune inspecteur Garcia y a contribué. Il s'avère qu'Eva, comme la dernière fois, est une excellente détective, malgré elle.
Après l'excellent "Je suis leur silence", Jordi Lafebre est de retour. On sait depuis le précédent épisode qu'Eva Rojas, l'héroïne, souffre de troubles bipolaires, ce qui la pousse à adopter un comportement insupportable. Cette fois-ci, rien n'a changé. Mais cela lui permettra de résoudre l'affaire du footballeur disparu et du néo-nazi assassiné, et c'est bien là l'essentiel. L'histoire commence par la fin d'une chose et le début de tout ce que nous voulons découvrir. Un homme est retrouvé mort sur un chantier, enseveli sous le béton, la tête en bas, seules ses jambes dépassant. L'inspecteur Merkel et l'agent Garcia sont appelés sur les lieux pour enquêter, et c'est alors qu'Eva Rojas, la psychologue diabolique dotée d'un don particulier pour les enquêtes, se met rapidement à démêler une histoire complexe qui n'est, au fond, qu'un épisode de plus à la hauteur de sa vie tumultueuse. De là, il n'y a qu'un pas pour qu'Eva devienne suspecte, et l'héroïne se retrouve interrogée par les deux agents. Il y a un crime, il y a une victime, ou peut-être s'agit-il simplement d'une série de malchances et de coïncidences. Et puis il y a Eva Rojas, ce personnage charismatique et inoubliable qui ne trouve jamais vraiment sa place, mais se heurte constamment à la vie. Et avant même de s'en rendre compte, on est captivé par sa voix, par ce fil narratif sinueux, comme si l'on était assis à la terrasse d'un café à écouter une conteuse hors pair. C'est ainsi que fonctionne ce personnage créé par Jordi Lafebre, un auteur qui, outre son talent d'illustrateur, est un conteur exceptionnel. Et c’est précisément par son récit, à la fois drôle et dynamique, teinté d’une douce-amère mélancolie, que * Je suis un ange perdu * nous séduit : par la manière dont Eva nous prend par la main et nous parle. Comme si nous étions là, à ses côtés, à écouter le récit d’un amour, d’une tragédie et de rires. Lafebre ne se contente pas d’écrire un polar ; il écrit sur les petits bouleversements humains qu’implique le fait d’exister. Et Eva – qui se croit perdue, mais ne l’est jamais tout à fait – est une carte imparfaite où l’on prend plaisir à se perdre. La structure narrative, semblable à un interrogatoire, employée par l'auteur pour relater les événements ayant conduit à la mort de cet homme, fonctionne à merveille. Le dialogue d'Eva Rojas avec les inspecteurs insuffle rythme, humour, hésitations, pauses, digressions… bref, tout ce qui se produit lorsqu'on tente de raconter une histoire et qu'on se souvient, au passage, d'une multitude de détails apparemment insignifiants. C'est à la fois crédible et comique, d'un réalisme saisissant. Eva s'interrompt, soupire, rit d'elle-même, perd le fil, puis le retrouve. Cette texture narrative donne une âme au livre et transforme la lecture en une conversation vivante. L'histoire, qui se déroule une fois de plus à Barcelone, aborde de nombreux thèmes que je me contenterai d'évoquer, sans autre précision, afin de ne pas gâcher le plaisir de la lecture : football, prostitution, nazisme et enlèvement. Il est curieux de constater qu'avec * Je suis un ange perdu *, Jordi Lafebre réitère presque une « façon Lafebre » de raconter des histoires. Ce mélange d'humour, de mélancolie, d'érotisme délicat et d'un certain espoir positif fait partie intégrante de sa formule narrative, notamment dans ces deux albums dédiés à Eva Rojas. J'irais même plus loin : Eva Rojas a tout ce qu'il faut pour continuer à nous offrir d'autres livres, d'autres moments, d'autres chapitres. L'auteur semble avoir trouvé sa recette, et il ne lui manque plus qu'à nous offrir d'autres beaux livres comme celui-ci.
Bien qu'il s'agisse d'un roman policier, comme le suggère le sous-titre du livre *Un polar à Barcelone* , c'est Eva Rojas qui captive le lecteur, car ce personnage est une véritable tornade incarnée. Impossible de ne pas succomber à son charme. Sa sensualité naturelle, son humour, sa sincérité, sa folie lumineuse… tout en elle est irrésistible. L'intrigue policière s'efface presque devant le magnétisme du personnage. Le crime n'est qu'un prétexte ; le véritable mystère réside dans le monde intérieur d'Eva. Et, bien sûr, dans ce livre, l'héroïne continue d'être influencée par les voix des femmes de son passé, ce qui confère une dynamique encore plus grande au récit et rend les monologues d'Eva Rojas plus réalistes, tout en soulignant une fois de plus l'importance de la santé mentale. En parlant de santé mentale, Jordi Lafebre nous ouvre cette fois une fenêtre sur le passé d'Eva en nous présentant sa mère, hospitalisée en psychiatrie. Une rencontre difficile, mais nécessaire. Derrière chaque trait d'ombre se cache une part d'ombre, et le livre nous permet d'entrevoir ces profondeurs sans jamais tomber dans le mélodrame. Ce regard intime nous aide à comprendre les cicatrices qui ont façonné la femme que nous découvrons : joyeuse, sensuelle, mais aussi vulnérable et blessée. C’est dans cette sincérité émotionnelle que se déploie « Je suis un ange perdu » . La relation avec la mère n’est pas qu’un simple élément narratif ; elle est une bouffée d’air frais au milieu de l’humour léger, un point d’ancrage qui empêche le livre de sombrer dans la légèreté. Lafebre sait doser le rire et le silence comme peu d’auteurs de bande dessinée contemporains. Quant aux illustrations… quel émerveillement ! Le style de Jordi Lafebre se révèle, une fois de plus, dynamique, élégant et profondément humain. Un style épuré et vibrant à la fois ; simple, mais d'une expressivité à couper le souffle. Jordi Lafebre semble dessiner avec une aisance et une vitalité qui transparaissent dans chaque case. Les personnages semblent exister au-delà de la page, et Eva… Eva déborde de vie. Son langage corporel expressif, la théâtralité de ses gestes, la façon dont chacune de ses poses en dit plus que mille mots : tout cela confirme que Lafebre maîtrise l’art de créer des personnages qui occupent chaque centimètre carré de la page. Lorsque le texte exige de l’intensité, le dessin s’y adapte, tout comme lorsqu’il exige de la subtilité. Les couleurs constituent un autre point fort. Une harmonie chaleureuse et lumineuse se mêle à des tonalités plus mélancoliques lorsque le récit l'exige. En bref, c'est un ouvrage à la conception brillante, qu'il est difficile de ne pas apprécier, surtout pour les lecteurs habitués aux meilleures productions de la bande dessinée européenne.
VERDICT
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Avec Eva, Lafebre a créé une protagoniste unique, un personnage qu'il pourra exploiter pendant longtemps. Une détective hors pair ! Au final, « Je suis un ange perdu » confirme ce que nous soupçonnions déjà : Jordi Lafebre est un conteur unique, capable d’allier humour, polar, poésie et humanité avec une aisance déconcertante. Ce livre n’est pas seulement un bon roman ; c’est un havre de paix émotionnel où l’on aime revenir, car Eva Rojas nous offre bien plus qu’une aventure : elle nous offre un fragment de vie.